Je lis un superbe livre trouvé à la Bibliothèque, Matisse et l'Océanie, qui me fait voyager ! A travers ses photographies et ses quelques croquis, puis les lettres qu'il écrivait à ses amis, on peut découvrir comment Tahiti et ses coutumes locales ont nourri sa créativité des années après ce voyage.
J'ai découvert qu'il aimait beaucoup s'entourer de tissus et d'objets rapportés de ses voyages. Ses gouaches découpées et collées sur un fond uni ressemblent à des Tifaifai , des motifs de végétaux découpés et cousus comme des quilts.

Oceanie la mer 1946Matisse, Océanie la mer, 1946

Tifaifai Uru Drap de lit avec la technique tifaifai

Matisse et l'Océanie : le voyage à Tahiti [catalogue de l'exposition, Musée Matisse, Le Cateau Cambrésis, 28 mars-28 juin 1998] / sous la dir. de Dominique Szymusiak. - Le Cateau Cambrésis : Musée Matisse, 1998. - 224 p. : ill. ; 25 cm.

Pendant les onze semaines qu'il passe à Tahiti (avril - juin 1930), Matisse travaille peu ; c'est longtemps après son retour que la charge des sensations et des images amassées alors exerce une influence déterminante, tant sur les thèmes abordés que sur les méthodes d'expression.

Pour présenter cette curieuse alchimie, et étayer son analyse, John Klein ne s'est pas contenté des sources classiques (Aragon, Girard, Tériade, Schneider, …). Il est remonté, dans la mesure du possible (60 ans plus tard !), aux commentaires et souvenirs d'un témoin direct : Pauline Aitamai, épouse Schyle 1, qui avait servi d'intercesseur entre le peintre et le monde tahitien. Après son retour, Matisse n'avait jamais cessé de correspondre avec Pauline.

Ce nouvel éclairage porté sur le séjour tahitien de Matisse est précieux pour mieux saisir une relation complexe, et pour lever certains malentendus. Non, Matisse — l'artiste — ne s'est pas ennuyé à Tahiti : « Souvent, souvent, je me transporte dans votre beau pays et je me figure y vivre encore » 2.

Evoquant en conclusion le travail réalisé par Matisse pour la chapelle du Rosaire à Vence, John Klein parle d'échange culturel entre les traditions polynésienne et occidentale, « dans une relation réciproque à la fois imprévue, ironique et transcendante » ; on ne saurait mieux qualifier l'impact à retardement d'un séjour touristique de onze semaines.  


  1. Pauline avait été la première femme de Marc Chadourne (l'auteur de « Vasco ») qui, rentré en France, avait aidé Matisse dans la préparation de son voyage.
  2. Dans une lettre à Pauline Schyle (1931).

Matisse et l’Âge d’or retrouvé

Du périple océanien au voyage imaginaire

Le Journal des Arts - n° 55 - 27 février 1998

Contrairement aux séjours de Matisse en Bretagne, en Corse, dans le sud de la France ou au Maroc – qui s’accompagnent de nets changements thématiques et stylistiques –, le périple océanien de 1930 semble longtemps sans conséquences majeures sur l’art du peintre. En fait, l’aventure tahitienne ne livrera ses fruits qu’une fois effectué le travail de la mémoire. S’ouvre alors une période de recherches actives et novatrices, où Matisse découvre un nouveau langage pour exprimer l’idée du bonheur.

Été 1946 : les murs beiges de l’appartement parisien de Matisse se couvrent progressivement de silhouettes découpées dans du papier blanc. Des hirondelles de mer, des poissons volants, des algues et des coraux forment bientôt deux vastes compositions rectangulaires que l’artiste entoure d’une bordure complète et qu’il nomme plus tard Océanie le ciel, Océanie la mer. Au photographe Brassaï, à qui il montre ces panneaux, il déclare : “Les souvenirs de mon voyage à Tahiti ne me sont revenus que maintenant, quinze ans après, sous forme d’images obsédantes : madrépores, coraux, poissons, oiseaux, méduses, éponges… Il est curieux, n’est-ce pas, que tous ces enchantements du ciel et de la mer ne m’aient guère incité tout de suite… Je suis revenu des îles les mains absolument vides…”

En fait, Matisse déforme un peu la vérité. Durant son séjour, au printemps 1930, il a pris quelques photographies, dessiné une série de vues depuis la fenêtre de sa chambre, croqué les habitants des îles Tuamotu, crayonné plusieurs paysages et peint une “pochade”.

L’Éden infernal
Cependant, il s’avoue déçu par son voyage. Si le 30 mars, à son arrivée à Papeete, il s’écrie “je trouve tout merveilleux – paysages, arbres, fleurs et gens…”, il déchante vite : “J’ai essayé de travailler, mais ça ne marche pas. Le pays ne me dit rien picturalement”. Paradoxalement, l’Éden tahitien n’inspire pas le peintre du bonheur.

Sur le moment, New York et l’Amérique – qu’il traverse pour prendre le bateau vers la Polynésie – le séduisent bien davantage. La lumière pure, “de cristal”, et la “grandeur de l’espace et de l’ordre” répondent mieux à son attente que la perfection primitive et les splendeurs naturelles océaniennes, chères à Gauguin. À Tahiti, dès “six heures du matin, il fait beau, trop beau, férocement beau, déplore Matisse. C’est comme si la lumière s’immobilisait pour toujours”. L’endroit lui semble étriqué. “La nature est somptueuse, mais pas exaltante. Une somptuosité d’appartement”.

Il constate que dans ce paradis incarné, les Européens s’ennuient. “L’Île de la paresse inconsciente et du plaisir (…) fait perdre la mémoire”. Les ressorts de l’art matissien s’en trouvent annihilés : toute transfiguration de la réalité devient inutile et impossible à celui qui ne veut représenter “que ce qui ne se voit pas”.

L’Âge d’or retrouvé
Les occurrences de Tahiti dans l’œuvre de Matisse restent d’abord anecdotiques. Selon Pierre Schneider, spécialiste de l’artiste, “des toiles telles que Le jardin d’hiver (1937-1938) ou La branche de magnolia (1934) “simulent” le paradis océanien, comme celles où figuraient odalisques et moucharabiehs simulaient naguère le paradis marocain”. De même, les Fenêtre Tahiti I et II (1935) restent fort proches des dessins “factuels” réalisés sur place.

Matisse n’exploitera véritablement ses souvenirs qu’à partir des années quarante, notamment à travers la technique des gouaches découpées – qu’il développe dès 1942 dans son ouvrage Jazz – et ses décors architecturaux, comme dans la chapelle de Vence. La dilatation décorative de l’espace et la merveilleuse apesanteur des éléments, visibles dans ces œuvres, traduisent des sensations éprouvées en Polynésie. La confusion ciel-mer – déjà perceptible dans ses lettres de Tahiti – et la beauté d’une lumière “comparable à celle que donne l’intérieur d’une coupe en or, quand l’œil s’y plonge”, apparaissent alors à Matisse comme la nouvelle expression, plus abstraite, de l’Âge d’or. Aux figures idéalisées, surhumaines, de La joie de vivre et de La danse, à la riche sensualité des odalisques, succède une vision non humaine, décantée, du mythe du bonheur.

Jérosme Nathalie

À LIRE
Matisse et l’Océanie, catalogue de l’exposition, textes de Henri Matisse, John Klein, Rémi Labrusse, Dominique Szymusiak, 1998, 200 F.
Pierre Schneider, Matisse, éd. Flammarion, 1992, 752 p., 595 F.
Épuisé mais consultable en bibliothèque : Les Cahiers Henri Matisse, Matisse et Tahiti, textes de Henri Matisse, Xavier Girard, Pierre Schneider, éd. Musée Matisse de Nice, 1986