Je lis un superbe livre trouvé à la Bibliothèque, Matisse et l'Océanie, qui me fait voyager ! A travers ses photographies et ses quelques croquis, puis les lettres qu'il écrivait à ses amis, on peut découvrir comment Tahiti et ses coutumes locales ont nourri sa créativité des années après ce voyage.
J'ai découvert qu'il aimait beaucoup s'entourer de tissus et d'objets rapportés de ses voyages. Ses gouaches découpées et collées sur un fond uni ressemblent à des
Pendant les onze semaines qu'il passe
à Tahiti (avril - juin 1930), Matisse travaille peu ;
c'est longtemps après son retour que la charge des sensations
et des images amassées alors exerce une influence déterminante,
tant sur les thèmes abordés que sur les méthodes
d'expression.
Pour présenter cette curieuse
alchimie, et étayer son analyse, John Klein ne s'est pas
contenté des sources classiques (Aragon, Girard,
Tériade, Schneider, …). Il est remonté, dans
la mesure du possible (60 ans plus tard !), aux commentaires
et souvenirs d'un témoin direct : Pauline Aitamai,
épouse Schyle 1, qui avait servi d'intercesseur entre
le peintre et le monde tahitien. Après son retour,
Matisse n'avait jamais cessé de correspondre avec Pauline.
Ce nouvel éclairage porté
sur le séjour tahitien de Matisse est précieux
pour mieux saisir une relation complexe, et pour lever certains
malentendus. Non, Matisse — l'artiste — ne
s'est pas ennuyé à Tahiti : « Souvent,
souvent, je me transporte dans votre beau pays et je me figure
y vivre encore » 2.
Evoquant en conclusion le travail
réalisé par Matisse pour la chapelle du Rosaire
à Vence, John Klein parle d'échange culturel entre
les traditions polynésienne et occidentale, « dans
une relation réciproque à la fois imprévue,
ironique et transcendante » ; on ne saurait
mieux qualifier l'impact à retardement d'un séjour
touristique de onze semaines.
- Pauline avait été
la première femme de Marc Chadourne (l'auteur de
« Vasco »)
qui, rentré en France, avait aidé Matisse dans
la préparation de son voyage.
- Dans une lettre à Pauline
Schyle (1931).
Du périple océanien au voyage imaginaire
Le Journal des Arts - n° 55 - 27 février 1998
Contrairement aux séjours de Matisse en Bretagne, en Corse, dans le
sud de la France ou au Maroc – qui s’accompagnent de nets changements
thématiques et stylistiques –, le périple océanien de 1930 semble
longtemps sans conséquences majeures sur l’art du peintre. En fait,
l’aventure tahitienne ne livrera ses fruits qu’une fois effectué le
travail de la mémoire. S’ouvre alors une période de recherches actives
et novatrices, où Matisse découvre un nouveau langage pour exprimer
l’idée du bonheur.
Été 1946 : les murs beiges de l’appartement parisien de Matisse
se couvrent progressivement de silhouettes découpées dans du papier
blanc. Des hirondelles de mer, des poissons volants, des algues et des
coraux forment bientôt deux vastes compositions rectangulaires que
l’artiste entoure d’une bordure complète et qu’il nomme plus tard
Océanie le ciel, Océanie la mer. Au photographe Brassaï, à qui il montre
ces panneaux, il déclare : “Les souvenirs de mon voyage à Tahiti ne me
sont revenus que maintenant, quinze ans après, sous forme d’images
obsédantes : madrépores, coraux, poissons, oiseaux, méduses, éponges… Il
est curieux, n’est-ce pas, que tous ces enchantements du ciel et de la
mer ne m’aient guère incité tout de suite… Je suis revenu des îles les
mains absolument vides…”
En fait, Matisse déforme un peu la
vérité. Durant son séjour, au printemps 1930, il a pris quelques
photographies, dessiné une série de vues depuis la fenêtre de sa
chambre, croqué les habitants des îles Tuamotu, crayonné plusieurs
paysages et peint une “pochade”.
L’Éden infernal
Cependant, il s’avoue déçu par son voyage. Si le 30 mars, à son
arrivée à Papeete, il s’écrie “je trouve tout merveilleux – paysages,
arbres, fleurs et gens…”, il déchante vite : “J’ai essayé de travailler,
mais ça ne marche pas. Le pays ne me dit rien picturalement”.
Paradoxalement, l’Éden tahitien n’inspire pas le peintre du bonheur.
Sur le moment, New York et l’Amérique – qu’il traverse pour prendre
le bateau vers la Polynésie – le séduisent bien davantage. La lumière
pure, “de cristal”, et la “grandeur de l’espace et de l’ordre” répondent
mieux à son attente que la perfection primitive et les splendeurs
naturelles océaniennes, chères à Gauguin. À Tahiti, dès “six heures du
matin, il fait beau, trop beau, férocement beau, déplore Matisse. C’est
comme si la lumière s’immobilisait pour toujours”. L’endroit lui semble
étriqué. “La nature est somptueuse, mais pas exaltante. Une somptuosité
d’appartement”.
Il constate que dans ce paradis incarné,
les Européens s’ennuient. “L’Île de la paresse inconsciente et du
plaisir (…) fait perdre la mémoire”. Les ressorts de l’art matissien
s’en trouvent annihilés : toute transfiguration de la réalité devient
inutile et impossible à celui qui ne veut représenter “que ce qui ne se
voit pas”.
L’Âge d’or retrouvé
Les occurrences de Tahiti dans l’œuvre de Matisse restent d’abord
anecdotiques. Selon Pierre Schneider, spécialiste de l’artiste, “des
toiles telles que Le jardin d’hiver (1937-1938) ou La branche de
magnolia (1934) “simulent” le paradis océanien, comme celles où
figuraient odalisques et moucharabiehs simulaient naguère le paradis
marocain”. De même, les Fenêtre Tahiti I et II (1935) restent fort
proches des dessins “factuels” réalisés sur place.
Matisse
n’exploitera véritablement ses souvenirs qu’à partir des années
quarante, notamment à travers la technique des gouaches découpées –
qu’il développe dès 1942 dans son ouvrage Jazz – et ses décors
architecturaux, comme dans la chapelle de Vence. La dilatation
décorative de l’espace et la merveilleuse apesanteur des éléments,
visibles dans ces œuvres, traduisent des sensations éprouvées en
Polynésie. La confusion ciel-mer – déjà perceptible dans ses lettres de
Tahiti – et la beauté d’une lumière “comparable à celle que donne
l’intérieur d’une coupe en or, quand l’œil s’y plonge”, apparaissent
alors à Matisse comme la nouvelle expression, plus abstraite, de l’Âge
d’or. Aux figures idéalisées, surhumaines, de La joie de vivre et de La
danse, à la riche sensualité des odalisques, succède une vision non
humaine, décantée, du mythe du bonheur.
Jérosme Nathalie
À LIRE
Matisse et l’Océanie, catalogue de l’exposition, textes de Henri
Matisse, John Klein, Rémi Labrusse, Dominique Szymusiak, 1998, 200 F.
Pierre Schneider, Matisse, éd. Flammarion, 1992, 752 p., 595 F.
Épuisé mais consultable en bibliothèque : Les Cahiers Henri Matisse,
Matisse et Tahiti, textes de Henri Matisse, Xavier Girard, Pierre
Schneider, éd. Musée Matisse de Nice, 1986